QUATRIÈME CHAPITRE

L’AMOUR DANS LE MARIAGE

89. Tout ce qui a été dit ne suffit pas à manifester l’évangile du mariage et de la famille si nous ne nous arrêtons pas spécialement pour parler de l’amour. En effet, nous ne pourrions pas encourager un chemin de fidélité et de don réciproque si nous ne stimulions pas la croissance, la consolidation et l’approfondissement de l’amour conjugal et familial. De fait, la grâce du sacrement du mariage est destinée avant tout à « perfectionner l’amour des conjoints ».[104] Ici aussi il s’avère que « quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien » (1Co 13, 2-3). Mais le mot ‘‘amour’’, l’un des plus utilisés, semble souvent défiguré.[105]

Notre amour quotidien

90. Dans ce qu’on appelle l’hymne à la charité écrit par saint Paul, nous trouvons certaines caractéristiques de l’amour véritable :

« La charité est patiente ;
la charité est serviable ;
elle n’est pas envieuse ;
la charité ne fanfaronne pas,
elle ne se gonfle pas ;
elle ne fait rien d’inconvenant,
ne cherche pas son intérêt,
ne s’irrite pas,
ne tient pas compte du mal ;
elle ne se réjouit pas de l’injustice,
mais elle met sa joie dans la vérité.
Elle excuse tout,
croit tout,
espère tout,
supporte tout » (1Co 13, 4-7).

Cela se vit et se cultive dans la vie que partagent tous les jours les époux, entre eux et avec leurs enfants. C’est pourquoi il est utile de s’arrêter pour préciser le sens des expressions de ce texte, pour tenter de l’appliquer à l’existence concrète de chaque famille.

La patience

91. La première expression utilisée est makrothymei. La traduction n’est pas simplement « qui supporte tout », parce que cette idée est exprimée à la fin du v. 7. Le sens provient de la traduction grecque de l’Ancien Testament, où il est dit que Dieu est « lent à la colère » (Ex 34, 6 ; Nb 14, 18). Cela se révèle quand la personne ne se laisse pas mener par les impulsions et évite d’agresser. C’est une qualité du Dieu de l’Alliance qui appelle à l’imiter également dans la vie familiale. Les textes dans lesquels Paul utilise ce terme doivent être lus avec en arrière-fond le Livre de la Sagesse (cf. 11, 23 ; 12, 2.15-18) : en même temps qu’on loue la pondération de Dieu pour donner une chance au repentir, on insiste sur son pouvoir qui se manifeste quand il fait preuve de miséricorde. La patience de Dieu est un acte de miséricorde envers le pécheur et manifeste le véritable pouvoir.

92. Avoir patience, ce n’est pas permettre qu’on nous maltraite en permanence, ni tolérer les agressions physiques, ni permettre qu’on nous traite comme des objets. Le problème survient lorsque nous exigeons que les relations soient idylliques ou que les personnes soient parfaites, ou bien quand nous nous mettons au centre et espérons que notre seule volonté s’accomplisse. Alors, tout nous impatiente, tout nous porte à réagir avec agressivité. Si nous ne cultivons pas la patience, nous aurons toujours des excuses pour répondre avec colère, et en fin de compte nous deviendrons des personnes qui ne savent pas cohabiter, antisociales et incapables de refréner les pulsions, et la famille se convertira en champ de bataille. C’est pourquoi la Parole de Dieu nous exhorte : « Aigreur, emportement, colère, clameurs, outrages, tout cela doit être extirpé de chez vous, avec la malice sous toutes ses formes » (Ep 4, 31). Cette patience se renforce quand je reconnais que l’autre aussi a le droit de vivre sur cette terre près de moi, tel qu’il est. Peu importe qu’il soit pour moi un fardeau, qu’il contrarie mes plans, qu’il me dérange par sa manière d’être ou par ses idées, qu’il ne soit pas tout ce que j’espérais. L’amour a toujours un sens de profonde compassion qui porte à accepter l’autre comme une partie de ce monde, même quand il agit autrement que je l’aurais désiré.

Attitude de service

93. Vient ensuite le mot xrestéuetai, qui est unique dans toute la Bible, dérivé de xrestó (bonne personne, qui montre sa bonté par des actes).  Mais, en raison de son emplacement en strict parallélisme avec le verbe qui précède, il en est un complément. Ainsi Paul veut clarifier que la ‘‘patience’’ indiquée en premier lieu n’est pas une attitude totalement passive, mais qu’elle est accompagnée par une activité, par une réaction dynamique et créative face aux autres. Elle montre que l’amour bénéficie aux autres et les promeut. C’est pourquoi elle se traduit comme ‘‘serviable’’.

94. Dans tout le texte, on voit que Paul veut insister sur le fait que l’amour n’est pas seulement un sentiment, mais qu’il doit se comprendre dans le sens du verbe ‘‘aimer’’ en hébreu : c’est ‘‘faire le bien’’. Comme disait saint Ignace de Loyola, « l’amour doit se mettre plus dans les œuvres que dans les paroles ».[106] Il peut montrer ainsi toute sa fécondité, et il nous permet d’expérimenter le bonheur de donner, la noblesse et la grandeur de se donner pleinement, sans mesurer, gratuitement, pour le seul plaisir de donner et de servir.

L’amour n’envie pas

95. Ensuite on rejette, en tant que contraire à l’amour, une attitude désignée comme ‘‘zeloi’’ (jalousie ou envie). Cela signifie que dans l’amour on peut pas se sentir mal à l’aise en raison du bien de l’autre (cf. Ac 7, 9 ;17, 5). L’envie est une tristesse à cause du bien d’autrui, qui montre que le bonheur des autres ne nous intéresse pas, car nous sommes exclusivement concentrés sur notre propre bien-être. Alors que l’amour nous fait sortir de nous-mêmes, l’envie nous porte à nous centrer sur notre moi. Le véritable amour valorise les succès d’autrui, il ne les sent pas comme une menace, et il se libère du goût amer de l’envie. Il accepte que chacun ait des dons différents et divers chemins dans la vie. Il permet donc de découvrir son propre chemin pour être heureux, permettant que les autres trouvent le leur.

96. En définitive, il s’agit d’accomplir ce que demandent les deux derniers commandements de la Loi de Dieu : « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à ton prochain » (Ex 20, 17). L’amour nous porte à un sentiment de valorisation de chaque être humain, en reconnaissant son droit au bonheur. J’aime cette personne, je la regarde avec le regard de Dieu le Père qui nous offre tout « afin que nous en jouissions » (1Tm 6, 17), et donc j’accepte en moi-même qu’elle puisse jouir d’un bon moment. Cette même racine de l’amour, dans tous les cas, est ce qui me porte à m’opposer à l’injustice qui consiste en ce que certains ont trop et que d’autres n’ont rien ; ou bien ce qui me pousse à contribuer à ce que les marginalisés de la société puissent aussi connaître un peu de joie. Cependant cela n’est pas de l’envie, mais un désir d’équité.

Sans faire étalage ni fanfaronner

97. Vient ensuite l’expression perpereuomai, qui indique la gloriole, le désir de se montrer supérieur pour impressionner les autres par une attitude pédante et quelque peu agressive. Celui qui aime, non seulement évite de parler trop de lui-même, mais en plus parce qu’il est centré sur les autres, il sait se mettre à sa place sans prétendre être au centre. Le mot suivant – physioutai – a un sens très proche, parce qu’il indique que l’amour n’est pas arrogant. Littéralement il exprime qu’on ne se ‘‘grandit’’ pas devant les autres ; et il désigne quelque chose de plus subtil. Il ne s’agit pas seulement d’une obsession de montrer ses propres qualités, mais, en plus, on perd le sens de la réalité. On se considère plus grand que ce que l’on est  parce qu’on se croit plus ‘‘spirituel’’ ou plus ‘‘sage’’. Paul utilise ce verbe d’autres fois, par exemple pour dire que « la science enfle » alors que « la charité édifie » (1Co 8, 1b). C’est-à-dire que certains se croient grands parce qu’ils sont plus instruits que les autres, et ils s’appliquent à être exigeants envers eux et à les contrôler ; alors qu’en réalité ce qui nous grandit, c’est l’amour qui comprend, protège, sert de rempart au faible, qui nous rend grands. Il l’utilise également dans un autre verset, pour critiquer ceux qui sont ‘‘gonflés d’orgueil’’ (cf. 1Co 4, 18) mais qui, en réalité, font plus preuve de verbiage que du vrai ‘‘pouvoir’’ de l’Esprit (cf. 1Co 4, 19).

98. Il est important que les chrétiens vivent cela dans la manière de traiter les proches peu formés à la foi, fragiles ou moins solides dans leurs convictions. Parfois, c’est le contraire qui se passe : les soi-disant plus évolués dans la famille deviennent arrogants et insupportables. L’attitude d’humilité apparaît ici comme quelque chose qui fait partie de l’amour, car pour pouvoir comprendre, excuser, ou servir les autres avec le cœur, il est indispensable de guérir l’orgueil et de cultiver l’humilité. Jésus rappelait à ses disciples que dans le monde du pouvoir chacun essaie de dominer l’autre, c’est pourquoi il dit : « il n’en doit pas être ainsi parmi vous » (Mt 20, 26). La logique de l’amour chrétien n’est pas celle de celui qui s’estime plus que les autres et a besoin de leur faire sentir son pouvoir ; mais « celui qui voudra être le premier d’entre vous, qu’il soit votre esclave » (Mt 20, 27). La logique de domination des uns par les autres, ou la compétition pour voir qui est le plus intelligent ou le plus fort, ne peut pas régner dans la vie familiale, parce que cette logique met fin à l’amour. Ce conseil est aussi pour les familles : « Revêtez-vous tous d’humilité dans vos rapports mutuels, car Dieu résiste aux orgueilleux mais c’est aux humbles qu’il donne sa grâce » (1P 5, 5).

Amabilité

99. Aimer c’est aussi être aimable, et là, l’expression asxemonéi prend sens. Elle veut indiquer que l’amour n’œuvre pas avec rudesse, il n’agit pas de manière discourtoise, il n’est pas dur dans les relations. Ses manières, ses mots, ses gestes sont agréables et non pas rugueux ni rigides. Il déteste faire souffrir les autres. La courtoisie « est une école de délicatesse et de gratuité » qui exige « qu’on cultive son esprit et ses sens, qu’on apprenne à sentir, qu’on parle, qu’on se taise à certains moments ».[107] Etre aimable n’est pas un style que le chrétien peut choisir ou rejeter : cela fait partie des exigences indispensables de l’amour ; par conséquent « l’homme est tenu à rendre agréables ses relations avec les autres ».[108] Chaque jour « entrer dans la vie de l’autre, même quand il fait partie de notre vie, demande la délicatesse d’une attitude qui n’est pas envahissante, qui renouvelle la confiance et le respect […]. L’amour, plus il est intime et profond, exige encore davantage le respect de la liberté, et la capacité d’attendre que l’autre ouvre la porte de son cœur ».[109]

100. Pour se préparer à une véritable rencontre avec l’autre, il faut un regard aimable porté sur lui. Cela n’est pas possible quand règne un pessimisme qui met en relief les défauts et les erreurs de l’autre ; peut-être pour compenser ses propres complexes. Un regard aimable nous permet de ne pas trop nous arrêter sur ses limites, et ainsi nous pouvons l’accepter et nous unir dans un projet commun, bien que nous soyons différents. L’amour aimable crée des liens, cultive des relations, crée de nouveaux réseaux d’intégration, construit une trame sociale solide. Il se protège ainsi lui-même, puisque sans le sens d’appartenance on ne peut pas se donner longtemps aux autres ; chacun finit par chercher seulement ce qui lui convient et la cohabitation devient impossible. Une personne antisociale croit que les autres existent pour satisfaire ses nécessités, et que lorsqu’ils le font, ils accomplissent seulement leur devoir. Il n’y a donc pas de place pour l’amabilité de l’amour et son langage. Celui qui aime est capable de dire des mots d’encouragement qui réconfortent, qui fortifient, qui consolent, qui stimulent. Considérons, par exemple, certaines paroles que Jésus a dites à des personnes : « Aie confiance, mon enfant » (Mt 9, 2). « Grande est ta foi » (Mt 15, 28). « Lève-toi! » (Mc 5, 41). « Va en paix » (Lc 7, 50). « Soyez sans crainte » (Mt 14, 27). Ce ne sont pas des paroles qui humilient, qui attristent, qui irritent, qui dénigrent. En famille il faut apprendre ce langage aimable de Jésus.

Détachement

101. Nous avons affirmé plusieurs fois que pour aimer les autres il faut premièrement s’aimer soi-même. Cependant, cet hymne à l’amour affirme que l’amour ‘‘ne cherche pas son intérêt’’, ou ‘‘n’est pas égoïste’’. On utilise aussi cette expression dans un autre texte : « Ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres» (Ph 2, 4). Devant une affirmation si claire des Écritures, il ne faut pas donner priorité à l’amour de soi-même comme s’il était plus noble que le don de soi aux autres. Une certaine priorité de l’amour de soi-même peut se comprendre seulement comme une condition psychologique, en tant que celui qui est incapable de s’aimer soi-même rencontre des difficultés pour aimer les autres : « Celui qui est dur pour soi-même, pour qui serait-il bon ? […] Il n’y a pas homme plus cruel que celui qui se torture soi-même  » (Si 14, 5-6).

102. Mais Thomas d’Aquin a expliqué « qu’il convient davantage à la charité d’aimer que d’être aimée »[110] et que, de fait, « les mères, chez qui se rencontre le plus grand amour, cherchent plus à aimer qu’à être aimées ».[111] C’est pourquoi l’amour peut aller au-delà de la justice et déborder gratuitement, « sans rien attendre en retour » (Lc 6, 35), jusqu’à atteindre l’amour plus grand qui est « donner sa vie » pour les autres (Jn 15, 13). Cependant, ce détachement qui permet de donner gratuitement, et de donner jusqu’à la fin, est-il possible ? Il est certainement possible, puisque c’est ce que demande l’Évangile : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10, 8).

Sans violence intérieure

103. Si la première expression de l’hymne nous invitait à la patience qui empêche de réagir brusquement devant les faiblesses et les erreurs des autres, maintenant un autre mot apparaît – paroxýnetai – qui se réfère à une action intérieure d’indignation provoquée par quelque chose d’extérieur. Il s’agit d’une violence interne, d’une irritation dissimulée qui nous met sur la défensive devant les autres, comme s’ils étaient des ennemis gênants qu’il faut éviter. Alimenter cette agressivité intime ne sert à rien. Cela ne fait que nous rendre malades et finit par nous isoler. L’indignation est saine lorsqu’elle nous porte à réagir devant une grave injustice, mais elle est nuisible quand elle tend à imprégner toutes nos attitudes devant les autres.

104. L’Évangile invite plutôt à regarder la poutre qui se trouve dans notre œil (cf. Mt 7, 5). Et nous, chrétiens, nous ne pouvons pas ignorer la constante invitation de la Parole de Dieu à ne pas alimenter la colère : « Ne te laisse pas vaincre par le mal » (Rm 12, 21). « Ne nous lassons pas de faire le bien » (Ga 6, 9). Sentir la force de l’agressivité qui jaillit est une chose, y consentir, la laisser se convertir en une attitude permanente, en est une autre : « Emportez-vous, mais ne commettez pas le péché : que le soleil ne se couche pas sur votre colère » (Ep 4, 26). Voilà pourquoi il ne faut jamais terminer la journée sans faire la paix en famille. « Et comment dois-je faire la paix ? Me mettre à genoux ? Non ! Seulement un petit geste, une petite chose et l’harmonie familiale revient. Une caresse suffit, sans [rien dire]. Mais ne jamais finir la journée sans faire la paix ».[112] La réaction intérieure devant une gêne que nous causent les autres devrait être avant tout de bénir dans le cœur, de désirer le bien de l’autre, de demander à Dieu qu’il le libère et le guérisse : « Bénissez, au contraire, car c’est à cela que vous avez été appelés, afin d’hériter la bénédiction » (1P 3, 9). Si nous devons lutter contre le mal, faisons-le, mais disons toujours ‘‘non’’ à la violence intérieure.

Le pardon

105. Si nous permettons aux mauvais sentiments de pénétrer nos entrailles, nous donnons lieu à cette rancœur qui vieillit dans le cœur. La phrase logizetai to kakón signifie ‘‘prend en compte le mal’’, ‘‘en prend note’’ c’est-à-dire est rancunier. Le contraire, c’est le pardon, un pardon qui se fonde sur une attitude positive, qui essaye de comprendre la faiblesse d’autrui et cherche à trouver des excuses à l’autre personne, comme Jésus qui a dit : « Père, pardonne-leur: ils ne savent ce qu’ils font » (Lc 23, 34). Mais généralement la tendance, c’est de chercher toujours plus de fautes, d’imaginer toujours plus de méchanceté, de supposer toutes sortes de mauvaises intentions, de sorte que la rancœur s’accroît progressivement et s’enracine. De cette manière, toute erreur ou chute du conjoint peut porter atteinte au lien amoureux et à la stabilité de la famille. Le problème est que parfois on donne la même gravité à tout, avec le risque de devenir impitoyable devant toute erreur de l’autre. La juste revendication de ses propres droits devient une soif de vengeance persistante et constante plus qu’une saine défense de la dignité personnelle.

106. Quand on a été offensé ou déçu, le pardon est possible et souhaitable, mais personne ne dit qu’il est facile. La vérité est que « seul un grand esprit de sacrifice permet de sauvegarder et de perfectionner la communion familiale. Elle exige en effet une ouverture généreuse et prompte de tous et de chacun à la compréhension, à la tolérance, au pardon, à la réconciliation. Aucune famille n’ignore combien l’égoïsme, les dissensions, les tensions, les conflits font violence à la communion familiale et peuvent même parfois l’anéantir : c’est là que trouvent leur origine les multiples et diverses formes de division dans la vie familiale ».[113]

107. Nous savons aujourd’hui que pour pouvoir pardonner, il nous faut passer par l’expérience libératrice de nous comprendre et de nous pardonner à nous-mêmes. Souvent nos erreurs, ou le regard critique des personnes que nous aimons, nous ont conduit à perdre l’amour de nous-mêmes. Cela fait que nous finissons par  nous méfier des autres, fuyant l’affection, nous remplissant de peur dans les relations interpersonnelles. Alors, pouvoir accuser les autres devient un faux soulagement. Il faut prier avec sa propre histoire, s’accepter soi-même, savoir cohabiter avec ses propres limites, y compris se pardonner, pour pouvoir avoir cette même attitude envers les autres.

108. Mais cela suppose l’expérience d’être pardonné par Dieu, justifié gratuitement et non pour nos mérites. Nous avons été touchés par un amour précédant toute œuvre de notre part, qui donne toujours une nouvelle chance, promeut et stimule. Si nous acceptons que l’amour de Dieu est inconditionnel, que la tendresse du Père n’est ni à acheter ni à payer, alors nous pourrons aimer par-dessus tout, pardonner aux autres, même quand ils ont été injustes contre nous. Autrement, notre vie en famille cessera d’être un lieu de compréhension, d’accompagnement et de stimulation ; et elle sera un espace de tension permanente et de châtiment mutuel.

Se réjouir avec les autres

109. L’expression xairei epi te adikía désigne quelque chose de négatif installé dans le secret du cœur de la personne. C’est l’attitude méchante de celui qui se réjouit quand il voit quelqu’un subir une injustice. La phrase est complétée par la suivante, qui le dit de manière positive : sygxairei te alétheia : se réjouir de la vérité. C’est-à-dire, se réjouir du bien de l’autre, quand on reconnaît sa dignité, quand on valorise ses capacités et ses œuvres bonnes. Cela est impossible pour celui qui a besoin de toujours se comparer ou qui est en compétition, même avec le conjoint, au point de se réjouir secrètement de ses échecs.

110. Quand une personne qui aime peut faire du bien à une autre, ou quand il voit que la vie va bien pour l’autre, elle le vit avec joie, et de cette manière elle rend gloire à Dieu, parce que « Dieu aime celui qui donne avec joie » (2Co 9, 7). Notre Seigneur apprécie de manière spéciale celui qui se réjouit du bonheur de l’autre. Si nous n’alimentons pas notre capacité de nous réjouir du bien de l’autre, et surtout si nous nous concentrons sur nos propres besoins, nous nous condamnons à vivre avec peu de joie, puisque, comme l’a dit Jésus : « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20, 35). La famille doit toujours être un lieu où celui qui obtient quelque chose de bon dans la vie, sait qu’on le fêtera avec lui.

L’amour excuse tout

111. La liste est complétée par quatre expressions qui parlent d’une totalité : ‘‘tout’’ ; excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. Ainsi est mis en évidence avec force le dynamisme propre à la contre-culture de l’amour, capable de faire face à tout ce qui peut le menacer.

112. En premier lieu, il est dit que l’amour ‘‘excuse tout’’ (panta stégei). Cela est différent de « ne tient pas compte du mal », parce que ce terme a un rapport avec l’usage de la langue ; il peut signifier ‘‘garder le silence’’ sur le mal qu’il peut y avoir dans une autre personne. Cela implique de limiter le jugement, contenir le penchant à lancer une condamnation dure et implacable : « ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés » (Lc 6, 37). Bien que cela aille à l’encontre de notre usage habituel de la langue, la Parole de Dieu nous demande : « Ne médisez pas les uns des autres » (Jc 4, 11). Éviter de porter atteinte à l’image de l’autre est une manière de renforcer la sienne propre, de se vider des rancœurs et des envies sans tenir compte de l’importance du dommage que nous causons. Souvent on oublie que la diffamation peut être un grand péché, une sérieuse offense à Dieu, lorsqu’elle touche gravement la bonne réputation des autres, leur causant des torts difficiles à réparer. C’est pourquoi la Parole de Dieu est si dure contre la langue, en disant que « c’est le monde du mal » qui « souille tout le corps » (Jc 3, 6), comme « un fléau sans repos, plein d’un venin mortel» (Jc 3, 8). Si « par elle nous maudissons les hommes faits à l’image de Dieu » (Jc 3, 9), l’amour a souci de l’image des autres, avec une délicatesse qui conduit à préserver même la bonne réputation des ennemis. En défendant la loi divine, on ne doit jamais perdre de vue cette exigence de l’amour.

113. Les époux, qui s’aiment et s’appartiennent, parlent en bien l’un de l’autre, ils essayent de montrer le bon côté du conjoint au-delà de ses faiblesses et de ses erreurs. En tout cas, ils gardent le silence pour ne pas nuire à son image. Cependant ce n’est pas seulement un geste extérieur, mais cela provient d’une attitude intérieure. Ce n’est pas non plus la naïveté de celui qui prétend ne pas voir les difficultés et les points faibles de l’autre, mais la perspicacité de celui qui replace ces faiblesses et ces erreurs dans leur contexte. Il se rappelle que ces défauts ne sont qu’une partie, non la totalité, de l’être de l’autre. Un fait désagréable dans la relation n’est pas la totalité de cette relation. Par conséquent, on peut admettre avec simplicité que nous sommes tous un mélange complexe de lumières et d’ombres. L’autre n’est pas seulement ce qui me dérange. Il est beaucoup plus que cela. Pour la même raison, je n’exige pas que son amour soit parfait pour l’apprécier. Il m’aime comme il est et comme il peut, avec ses limites, mais que son amour soit imparfait ne signifie pas qu’il est faux ou qu’il n’est pas réel. Il est réel, mais limité et terrestre. C’est pourquoi, si je lui en demande trop, il me le fera savoir d’une manière ou d’une autre, puisqu’il ne pourra accepter ni de jouer le rôle d’un être divin, ni d’être au service de toutes mes nécessités. L’amour cohabite avec l’imperfection, il l’excuse, et il sait garder le silence devant les limites de l’être aimé.

L’amour fait confiance

114. Panta pisteuei : [l’amour] ‘‘croit tout’’. En raison du contexte, on ne doit pas comprendre cette ‘‘foi’’ dans le sens théologique, mais dans le sens courant de ‘‘confiance’’. Il ne s’agit pas seulement de ne pas suspecter l’autre de me mentir ou de me tromper. Cette confiance de base reconnaît la lumière allumée par Dieu qui se cache derrière l’obscurité, ou la braise qui brûle encore sous la cendre.

115. Cette même confiance permet une relation de liberté. Il n’est pas nécessaire de contrôler l’autre, de suivre minutieusement ses pas pour éviter qu’il nous échappe. L’amour fait confiance, il préserve la liberté, il renonce à tout contrôler, à posséder, à dominer. Cette liberté qui rend possibles des espaces d’autonomie, d’ouverture au monde et de nouvelles expériences, permet que la relation s’enrichisse et ne se transforme pas en une endogamie sans horizons. Ainsi les conjoints, en se retrouvant, peuvent vivre la joie de partager ce qu’ils ont reçu et appris  hors du cercle familial. En même temps, cela favorise la sincérité et la transparence, car lorsque quelqu’un sait que les autres ont confiance en lui et valorisent la bonté fondamentale de son être, il se montre alors tel qu’il est, sans rien cacher. Celui qui sait qu’on se méfie toujours de lui, qu’on le juge sans compassion, qu’on ne l’aime pas de manière inconditionnelle, préférera garder ses secrets, cacher ses chutes et ses faiblesses, feindre ce qu’il n’est pas. En revanche, une famille où règne fondamentalement une confiance affectueuse, et où on se refait toujours confiance malgré tout, permet le jaillissement de la véritable identité de ses membres et fait que, spontanément, on rejette la tromperie, la fausseté ou le mensonge.

L’amour espère

116. Panta elpízei : il ne désespère pas de l’avenir. Relié au mot qui précède, cela désigne l’espérance de celui qui sait que l’autre peut changer. Il espère toujours qu’une maturation est possible, un jaillissement surprenant de la beauté, que les potentialités les plus cachées de son être germent un jour. Cela ne signifie pas que tout va changer dans cette vie. Cela implique d’accepter que certaines choses ne se passent pas comme on le désire, mais que peut-être Dieu écrit droit avec des lignes courbes et sait tirer quelque bien des maux qu’il n’arrive pas à vaincre sur cette terre.

117. Ici, l’espérance est présente dans tout son sens, parce qu’elle inclut la certitude d’une vie au-delà de la mort. Cette personne, avec toutes ses faiblesses, est appelée à la plénitude du ciel. Là, complètement transformée par la résurrection du Christ, ses fragilités n’existeront plus, ni ses obscurités, ni ses pathologies. Là, le véritable être de cette personne brillera avec toute sa puissance de bien et de beauté. Cela nous permet aussi, au milieu des peines de cette terre, de contempler cette personne avec un regard surnaturel, à la lumière de l’espérance, et d’espérer cette plénitude qu’elle recevra un jour dans le Royaume du ciel, bien que cela ne soit pas visible maintenant.

L’amour supporte tout

118. Panta hypoménei signifie supporter, dans un esprit positif, toutes les contrariétés. C’est se maintenir ferme au milieu d’un environnement hostile. Cela ne consiste pas seulement à tolérer certaines choses contrariantes, mais c’est quelque chose de plus large : une résistance dynamique et constante, capable de surmonter tout défi. C’est l’amour en dépit de tout, même quand tout le contexte invite à autre chose. Il manifeste une part d’héroïsme tenace, de puissance contre tout courant négatif, une option pour le bien que rien ne peut abattre. Cela me rappelle ces paroles de Martin Luther King, quand il refaisait le choix de l’amour fraternel même au milieu des pires persécutions et humiliations : « Celui qui te hait le plus a quelque chose de bon en lui ; même la nation qui te hait le plus a quelque chose de bon en elle ; même la race qui te hait le plus a quelque chose de bon en elle. Et lorsque tu arrives au stade où tu peux regarder le visage de chaque homme et y voir ce que la religion appelle ‘‘l’image de Dieu’’, tu commences à l’aimer en dépit de [tout]. Peu importe ce qu’il fait, tu vois en lui l’image de Dieu. Il y a un aspect de la bonté dont tu ne peux jamais te défaire […]. Voici une autre façon d’aimer ton ennemi : lorsque tu as l’occasion d’infliger une défaite à ton ennemi, c’est le moment de ne pas le faire […]. Lorsque tu élèves le niveau de l’amour, de sa grande beauté et de sa puissance, tu cherches à vaincre uniquement les mauvais systèmes. Les individus qui sont pris dans ce système, tu les aimes, mais tu cherches à vaincre le système […]. Haine contre haine ne fait qu’intensifier l’existence de la haine et du mal dans l’univers. Si je te frappe et tu me frappes et je te frappe en retour et tu me frappes encore et ainsi de suite, tu vois, cela se poursuit à l’infini. Evidemment, ça ne finit jamais. Quelque part, quelqu’un doit avoir un peu de bon sens, et c’est celui-là qui est fort. Le fort, c’est celui qui peut rompre l’engrenage de la haine, l’engrenage du mal […]. Quelqu’un doit être assez religieux et assez sage pour le rompre et injecter dans la structure même de l’univers cet élément fort et puissant qu’est l’amour ».[114]

119. Dans la vie de famille, il faut cultiver cette force de l’amour qui permet de lutter contre le mal qui la menace. L’amour ne se laisse pas dominer par la rancœur, le mépris envers les personnes, le désir de faire du mal ou de se venger. L’idéal chrétien, et particulièrement dans la famille, est un amour en dépit de tout. J’admire parfois, par exemple, l’attitude de personnes qui ont dû se séparer de leur conjoint pour se préserver de la violence physique, et qui cependant, par charité conjugale qui sait aller au-delà des sentiments, ont été capables de leur faire du bien – même si c’est à travers d’autres personnes – en des moments de maladie, de souffrance ou de difficulté. Cela aussi est un amour en dépit de tout.

Grandir dans la charité conjugale

120. L’hymne de saint Paul, que nous avons parcouru, nous permet de passer à la charité conjugale. C’est l’amour qui unit les époux,[115] sanctifié, enrichi et éclairé par la grâce du sacrement de mariage. C’est une « union affective »,[116] spirituelle et oblative, mais qui inclut la tendresse de l’amitié et la passion érotique, bien qu’elle soit capable de subsister même lorsque les sentiments et la passion s’affaiblissent. Le Pape Pie XI enseignait que cet amour  imprègne tous les devoirs de la vie conjugale et « a une sorte de primauté de noblesse ».[117] En effet, cet amour fort, répandu par l’Esprit Saint, est un reflet de l’Alliance inébranlable entre le Christ et l’humanité qui culmine dans le don total, sur la croix : « L’Esprit, que répand le Seigneur, leur donne un cœur nouveau et rend l’homme et la femme capables de s’aimer, comme le Christ nous a aimés. L’amour conjugal atteint cette plénitude à laquelle il est intérieurement ordonné, la charité conjugale ».[118]

121. Le mariage est un signe précieux, parce que « lorsqu’un homme et une femme célèbrent le sacrement de mariage, Dieu pour ainsi dire, se ‘‘reflète’’ en eux, il imprime en eux ses traits et le caractère indélébile de son amour. Le mariage est l’icône de l’amour de Dieu pour nous. En effet, Dieu lui aussi est communion : les trois personnes du Père, du Fils et du Saint Esprit vivent depuis toujours et pour toujours en unité parfaite. Et c’est précisément cela le mystère du mariage : Dieu fait des deux époux une seule existence ».[119] Cela a des conséquences quotidiennes et très concrètes, car les époux « en vertu du sacrement, sont investis d’une véritable mission, pour qu’ils puissent rendre visible, à partir des choses simples, ordinaires, l’amour avec lequel le Christ aime son Église, en continuant à donner sa vie pour elle ».[120]

122. Cependant, il ne faut pas confondre des plans différents : il ne faut pas faire peser sur deux personnes ayant leurs limites la terrible charge d’avoir à reproduire de manière parfaite l’union qui existe entre le Christ et son Église ; parce que le mariage, en tant que signe, implique « un processus dynamique qui va peu à peu de l’avant grâce à l’intégration progressive des dons de Dieu ».[121]

Toute la vie, tout en commun

123. Après l’amour qui nous unit à Dieu, l’amour conjugal est « la plus grande des amitiés ».[122] C’est une union qui a toutes les caractéristiques d’une bonne amitié : la recherche du bien de l’autre, l’intimité, la tendresse, la stabilité, et une ressemblance entre les amis qui se construit avec la vie partagée. Mais le mariage ajoute à tout cela une exclusivité indissoluble – qui s’exprime dans le projet stable de partager et de construire ensemble toute l’existence. Soyons sincères et reconnaissons les signes de la réalité : celui qui aime n’envisage pas que cette relation puisse durer seulement un temps ; celui qui vit intensément la joie de se marier ne pense pas à quelque chose de passager ; ceux qui assistent à la célébration d’une union pleine d’amour, bien que fragile, espèrent qu’elle pourra durer dans le temps ; les enfants, non seulement veulent que leurs parents s’aiment, mais aussi qu’ils soient fidèles et restent toujours ensemble. Ces signes, et d’autres, montrent que dans la nature même de l’amour conjugal il y a l’ouverture au définitif. L’union qui se cristallise dans la promesse matrimoniale pour toujours est plus qu’une formalité sociale ou une tradition, parce qu’elle s’enracine dans les inclinations spontanées de la personne humaine. Et pour les croyants, c’est une alliance devant Dieu qui réclame fidélité : « Le Seigneur est témoin entre toi et la femme de ta jeunesse que tu as trahie, bien qu’elle fût ta compagne et la femme de ton alliance […]. La femme de ta jeunesse, ne la trahis point ! car je hais la répudiation » (Ml 2, 14.15-16).

124. Un amour faible ou défectueux, incapable d’accepter le mariage comme un défi qui exige de lutter, de renaître, de se réinventer et de recommencer de nouveau jusqu’à la mort, ne peut soutenir un haut niveau d’engagement. Il cède devant la culture du provisoire qui empêche un processus de croissance constant. Mais « promettre un amour qui soit pour toujours est possible quand on découvre un dessein plus grand que ses propres projets, qui nous soutient et nous permet de donner l’avenir tout entier à la personne aimée ».[123] Que cet amour puisse traverser toutes les épreuves et se maintenir fidèle envers et contre tout suppose le don de la grâce qui le fortifie et l’élève. Comme disait saint Robert Bellarmin : « Le fait qu’on s’unisse à une seule personne par un lien indissoluble, en sorte qu’on ne puisse pas se séparer, quelles que soient les difficultés et même lorsqu’on a perdu l’espérance de la procréation, ne peut se concrétiser sans un grand mystère ».[124]

125. De plus, le mariage est une amitié qui inclut les notes propres à la passion, mais constamment orientée vers une union toujours plus solide et intense. Car « il n’est pas institué en vue de la seule procréation » mais pour que l’amour mutuel « s’exprime dans sa rectitude, progresse et s’épanouisse ».[125] Cette amitié particulière entre un homme et une femme prend un caractère totalisant qui se trouve seulement dans l’union conjugale. Précisément parce qu’elle est totalisante, cette union est aussi exclusive, fidèle et ouverte à la procréation. On partage tout, même la sexualité toujours dans le respect réciproque. Le Concile Vatican II l’a exprimé en disant qu’en « associant l’humain et le divin, un tel amour conduit les époux à un don libre et mutuel d’eux-mêmes, qui se manifeste par des sentiments et des gestes de tendresse et il imprègne toute leur vie ».[126]

Joie et beauté

126. Dans le mariage il convient de garder la joie de l’amour. Quand la recherche du plaisir est obsessionnelle, elle nous enferme dans une seule chose et nous empêche de trouver un autre genre de satisfaction. La joie, en revanche, élargit la capacité de jouir et nous permet de trouver du plaisir dans des réalités variées, même aux étapes de la vie où le plaisir s’éteint. C’est pourquoi saint Thomas disait qu’on utilise le mot ‘‘joie’’ pour désigner la dilatation du cœur.[127] La joie matrimoniale, qui peut être vécue même dans la douleur, implique d’accepter que le mariage soit un mélange nécessaire de satisfactions et d’efforts, de tensions et de repos, de souffrances et de libérations, de satisfactions et de recherches, d’ennuis et de plaisirs, toujours sur le chemin de l’amitié qui pousse les époux à prendre soin l’un de l’autre : ils « s’aident et se soutiennent mutuellement ».[128]

127. L’amour d’amitié s’appelle ‘‘charité’’ quand on saisit et apprécie la ‘‘grande valeur’’ de l’autre.[129] La beauté – la ‘‘grande valeur’’ de l’autre qui ne coïncide pas avec ses attraits physiques ou psychologiques – nous permet d’expérimenter la sacralité de sa personne, sans l’impérieuse nécessité de la posséder. Dans la société de consommation, le sens esthétique s’appauvrit, et ainsi la joie s’éteint. Tout est fait pour être acheté, possédé ou consommé ; les personnes aussi. La tendresse, en revanche est une manifestation de cet amour qui se libère du désir de possession égoïste. Elle nous conduit à vibrer face à une personne avec un immense respect et avec une certaine peur de lui faire du tort ou de la priver de sa liberté. L’amour de l’autre implique ce goût de contempler et de valoriser le beau et la sacralité de son être personnel, qui existe au-delà de mes nécessités. Cela me permet de chercher son bien quand je sais qu’il ne peut être à moi ou quand il est devenu physiquement laid, agressif ou gênant. Voilà pourquoi « c’est parce qu’on aime une personne qu’on lui fait don de quelque chose ».[130]

128. L’expérience esthétique de l’amour s’exprime dans ce regard qui contemple l’autre comme un fin en soi, même s’il est malade, vieux ou privé d’attraits perceptibles. Le regard qui valorise a une énorme importance, et le refuser fait, en général, du tort. Que ne font pas parfois les conjoints et les enfants pour être regardés et pris en compte ! Beaucoup de blessures et de crises ont pour origine le fait que nous arrêtons de nous contempler. C’est ce qu’expriment certaines plaintes ou réclamations qu’on entend dans les familles :  ‘‘Mon époux ne me regarde pas, il semble que je suis invisible pour lui’’. ‘‘S’il te plaît, regarde-moi quand je te parle’’. ‘‘Mon épouse ne me regarde plus, elle n’a d’yeux, désormais, que pour ses enfants’’. ‘‘Dans ma maison, je ne compte pour personne, ils ne me voient même pas, comme si je n’existais pas’’. L’amour ouvre les yeux et permet de voir, au-delà de tout, combien vaut un être humain.

129. La joie de cet amour contemplatif doit être cultivée. Puisque nous sommes faits pour aimer, nous savons qu’il n’y a pas de plus grande joie que dans un bien partagé : « Offre et reçois, trompe tes soucis, ce n’est pas au shéol qu’on peut chercher la joie » (Si14, 16). Les joies les plus intenses de la vie jaillissent quand on peut donner du bonheur aux autres, dans une anticipation du ciel. Il faut rappeler la joyeuse scène du film Le festin de Babette, où la généreuse cuisinière reçoit une étreinte reconnaissante et un éloge : « Avec toi, comme les anges se régaleront ! ». Elle est douce et réconfortante la joie de contribuer à faire plaisir aux autres, de les voir prendre plaisir. Cette satisfaction, effet de l’amour fraternel, n’est pas celle de la vanité de celui qui se regarde lui-même, mais celle de celui qui aime, se complaît dans le bien de l’être aimé, se répand dans l’autre et devient fécond en lui.

130. D’autre part, la joie se renouvelle dans la souffrance. Comme le disait saint Augustin, « plus le danger a été grand dans le combat, plus intense est la joie dans le triomphe ».[131] Après avoir souffert et lutté unis, les conjoints peuvent expérimenter que cela en valait la peine, parce qu’ils sont parvenus à quelque chose de bon, qu’ils ont appris quelque chose ensemble, ou parce qu’ils peuvent mieux valoriser ce qu’ils ont. Peu de joies humaines sont aussi profondes et festives que lorsque deux personnes qui s’aiment ont conquis ensemble quelque chose qui leur a coûté un grand effort commun.

Se marier par amour

131. Je voudrais dire aux jeunes que rien de tout cela n’est compromis lorsque l’amour emprunte la voie de l’institution matrimoniale. L’union trouve dans cette institution la manière d’orienter sa stabilité et sa croissance réelle et concrète. Certes, l’amour est beaucoup plus qu’un consentement externe, ou une sorte de contrat matrimonial ; mais il est certain aussi que la décision de donner au mariage une configuration visible dans la société, par certains engagements, a  son importance : cela montre le sérieux de l’identification avec l’autre, indique une victoire sur l’individualisme de l’adolescence, et exprime la ferme décision de s’appartenir l’un l’autre. Se marier est un moyen d’exprimer qu’on a réellement quitté le nid maternel pour tisser d’autres liens solides et assumer une nouvelle responsabilité envers une autre personne. Cela vaut beaucoup plus qu’une simple association spontanée en vue d’une gratification mutuelle, qui serait une privatisation du mariage. Le mariage, en tant qu’institution sociale, est une protection et le fondement de l’engagement mutuel, de la maturation de l’amour, afin que l’option pour l’autre grandisse en solidité, dans le concret et en profondeur, et pour qu’il puisse, en retour, accomplir sa mission dans la société. C’est pourquoi le mariage va au-delà de toutes les modes passagères et perdure. Son essence est enracinée dans la nature même de la personne humaine et de son caractère social. Il implique une série d’obligations, mais qui jaillissent de l’amour même, un amour si déterminé et si généreux qu’il est capable de risquer l’avenir.

132. Choisir le mariage de cette manière, exprime la décision réelle et effective de faire converger deux chemins en un unique chemin, quoiqu’il arrive et face à n’importe quel défi. En raison du sérieux de cet engagement public de l’amour, il ne peut pas être une décision précipitée ; mais pour cette même raison, on ne peut pas non plus le reporter indéfiniment. S’engager avec l’autre de manière exclusive et définitive comporte toujours une part de risque et de pari audacieux. Le refus d’assumer cet engagement est égoïste, intéressé, mesquin, il s’éternise dans la reconnaissance des droits de l’autre et n’en finit pas de le présenter à la société comme digne d’être aimé inconditionnellement. Par contre, ceux qui sont vraiment amoureux tendent à le manifester aux autres. L’amour concrétisé dans le mariage contracté devant les autres, avec tous les engagements qui dérivent de cette institutionnalisation, est la manifestation et le gage d’un « oui » qui se dit sans réserves et sans restrictions. Ce oui signifie assurer l’autre qu’il pourra toujours avoir confiance, qu’il ne sera pas abandonné quand il perdra son attrait, quand il aura des difficultés ou quand se présenteront de nouvelles occasions de plaisirs ou d’intérêts égoïstes.

L’amour qui se manifeste et qui grandit

133. L’amour d’amitié unifie tous les aspects de la vie matrimoniale, et il aide les membres de la famille à aller de l’avant à toutes les étapes. C’est pourquoi les gestes qui expriment cet amour doivent être cultivés constamment, sans mesquinerie, accompagnés par des paroles d’affection. En famille « il est nécessaire d’utiliser trois mots. Je veux le répéter, trois mots : permission, merci, excuse, Trois mots clés ! ».[132] « Quand, dans une famille, on n’est pas envahissant et que l’on demande “s’il te plaît”, quand, dans une famille, on n’est pas égoïste et que l’on apprend à dire “merci”, quand, dans une famille, quelqu’un s’aperçoit qu’il a fait quelque chose de mal et sait dire “excuse-moi”, dans cette famille il y a la paix et la joie ».[133] Ne soyons pas avares de ces mots, soyons généreux à les répéter jour après jour, parce qu’« ils sont pénibles certains silences, parfois en famille, entre mari et femme, entre parents et enfants, entre frères».[134] En revanche, les mots adéquats, dits au bon moment, protègent et alimentent l’amour, jour après jour.

134. Tout ceci se réalise dans un parcours de croissance permanente. Cette forme si particulière de l’amour qu’est le mariage est appelée à une constante maturation, parce qu’il faut toujours lui appliquer ce que saint Thomas d’Aquin disait de la charité : « En effet, la charité, considérée dans sa nature spécifique propre, n’a rien qui limite son accroissement, car elle est une participation de la charité infinie qui est l’Esprit Saint […]. Du côté du sujet, on ne saurait non plus fixer de terme à l’accroissement de la charité ; car, toujours, la charité augmentant, l’aptitude à augmenter encore s’accroît d’autant plus ».[135] Saint Paul exhortait avec force : « Que le Seigneur vous fasse croître et abonder dans l’amour que vous avez les uns envers les autres » (1Th 3, 12) ; et il ajoute : « Sur l’amour fraternel […], nous vous engageons, frères, à faire encore des progrès » (1Th 4, 9-10). Encore des progrès. L’amour matrimonial ne se préserve pas avant tout en parlant de l’indissolubilité comme une obligation, ou en répétant une doctrine, mais en le consolidant grâce à un accroissement constant sous l’impulsion de la grâce. L’amour qui ne grandit pas commence à courir des risques, et nous ne pouvons grandir qu’en répondant à la grâce divine par davantage de gestes d’amour, par des gestes de tendresse plus fréquents, plus intenses, plus généreux, plus tendres, plus joyeux. Le mari et la femme « prennent conscience de leur unité et l’approfondissent sans cesse davantage».[136] Le don de l’amour divin qui se répand sur les époux est en même temps un appel à un développement constant de ce bienfait de la grâce.

135. Certaines illusions sur un amour idyllique et parfait, privé ainsi de toute stimulation pour grandir, ne font pas de bien. Un idéal céleste de l’amour terrestre oublie que le mieux c’est ce qui n’est pas encore atteint, le vin bonifié avec le temps. Comme l’ont rappelé les Évêques du Chili, « les familles parfaites que nous propose une propagande mensongère et consumériste, n’existent pas. Dans ces familles, les années ne passent pas, la maladie, la douleur et la mort n’existent pas […]. La propagande consumériste présente une illusion qui n’a rien à voir avec la réalité que doivent affronter jour après jour les hommes et les femmes en charge d’une famille ».[137] Il est plus sain d’accepter, avec réalisme, les limites, les défis ainsi que les imperfections, et d’écouter l’appel à grandir ensemble, à faire mûrir l’amour et à cultiver la solidité de l’union quoi qu’il arrive.

Le dialogue

136. Le dialogue est une manière privilégiée et indispensable de vivre, d’exprimer et de faire mûrir l’amour, dans la vie matrimoniale et familiale. Mais il suppose un apprentissage long et difficile. Hommes et femmes, adultes et jeunes, ont des manières différentes de communiquer, utilisent un langage différent, agissent selon des codes distincts. La manière de poser les questions, la manière de répondre, le ton utilisé, le moment, et beaucoup d’autres facteurs peuvent conditionner la communication. De plus, il est toujours nécessaire de cultiver certaines attitudes qui expriment l’amour et permettent un dialogue authentique.

137. Se donner du temps, du temps de qualité, qui consiste à écouter avec patience et attention, jusqu’à ce que l’autre ait exprimé tout ce qu’il a sur le cœur, demande l’ascèse de ne pas commencer à parler avant le moment opportun. Au lieu de commencer à donner des avis ou des conseils, il faut s’assurer d’avoir écouté tout ce que l’autre avait besoin d’extérioriser. Cela implique de faire le silence intérieur pour écouter sans bruit dans le cœur, ou dans l’esprit : se défaire de toute hâte, laisser de côté ses propres besoins et ses urgences, faire de la place. Souvent, l’un des conjoints n’a pas besoin d’une solution à ses problèmes, mais il a besoin d’être écouté. Il veut sentir  qu’ont été pris en compte sa peine, sa désillusion, sa crainte, sa colère, son espérance, son rêve. Mais ces plaintes sont fréquentes : “Il ne m’écoute pas. Quand il semble le faire, en réalité il pense à autre chose”. “Je lui parle et je sens qu’il espère que j’en finisse le plus vite possible”. “Quand je lui parle, elle essaye de changer de sujet, ou elle me donne des réponses expéditives pour clore la conversation”.

138. Cultiver l’habitude d’accorder une réelle importance à l’autre. Il s’agit de valoriser sa personne, de reconnaître qu’il a le droit d’exister, de penser de manière autonome et d’être heureux. Il ne faut jamais sous-estimer l’importance de ce qu’il dit ou demande, bien qu’il soit nécessaire d’exprimer son propre point de vue. La conviction que chacun a quelque chose à apporter est ici sous-jacente, parce que chacun a une expérience différente de la vie, parce que chacun regarde d’un point de vue différent, a des inquiétudes différentes et a des aptitudes ainsi que des intuitions différentes. Il est possible de reconnaître la vérité de l’autre, l’importance de ses préoccupations les plus profondes, et l’arrière-plan de ce qu’il dit, y compris au-delà des paroles agressives. Pour y parvenir, il faut essayer de se mettre à sa place et interpréter ce qu’il y a au fond de son cœur, déceler ce qui le passionne, et prendre cette passion comme point de départ pour approfondir le dialogue.

139. Il faut de l’ouverture d’esprit pour ne pas s’enfermer avec obsession dans quelques idées, et il faut de la souplesse afin de pouvoir modifier ou compléter ses propres opinions. Il est possible qu’à partir de ma pensée et de celle de l’autre, puisse surgir une nouvelle synthèse qui nous enrichit tous deux. L’unité à laquelle il faut aspirer n’est pas uniformité, mais une ‘‘unité dans la diversité’’ ou une ‘‘diversité réconciliée’’. Dans ce type enrichissant de communion fraternelle, les différences se croisent, se respectent et se valorisent, mais en conservant différentes notes et différents accents qui enrichissent le bien commun. Il faut se libérer de l’obligation d’être égaux. Il faut également du flair pour se rendre compte à temps des ‘‘interférences’’ qui peuvent apparaître, pour qu’elles ne détruisent pas un processus de dialogue. Par exemple, reconnaître les mauvais sentiments qui apparaissent et les relativiser pour qu’ils ne portent pas préjudice à la communication. La capacité d’exprimer ce qu’on ressent sans blesser est importante ; utiliser un langage et une manière de parler qui peuvent être plus facilement acceptés et tolérés par l’autre, bien que le contenu soit exigeant ; faire part de ses propres reproches mais sans déverser sa colère comme une forme de vengeance, et éviter un langage moralisant qui cherche seulement à agresser, ironiser, culpabiliser, blesser. Beaucoup de discussions dans le couple ne portent pas sur des questions très graves. Parfois il s’agit de petites choses, de peu d’importance, mais ce qui altère les esprits, c’est la manière de les dire ou l’attitude adoptée dans le dialogue.

140. Il faut des gestes de prévenance envers l’autre et des marques d’affection. L’amour surpasse les pires barrières. Quand nous aimons quelqu’un, ou quand nous nous sentons aimés par lui, nous arrivons à mieux comprendre ce qu’il veut exprimer et à nous faire comprendre. Il faut surmonter la fragilité qui nous porte à avoir peur de l’autre comme s’il était un ‘‘concurrent’’. Il est très important de fonder sa propre sécurité sur des options profondes, des convictions ou des valeurs, et non pas sur le fait de l’emporter dans la discussion ou qu’on nous donne raison.

141. Finalement, reconnaissons que pour que le dialogue en vaille la peine, il faut avoir quelque chose à dire, et ceci demande une richesse intérieure qui soit alimentée par la lecture, la réflexion personnelle, la prière et l’ouverture à la société. Autrement, les conversations deviennent ennuyeuses et inconsistantes. Quand chacun des conjoints ne se cultive pas, et quand il n’existe pas une variété de relations avec d’autres personnes, la vie familiale devient un cercle fermé et le dialogue s’appauvrit.

Un amour passionné

142. Le Concile Vatican II enseigne que cet amour conjugal « enveloppe le bien de la personne tout entière ; il peut donc enrichir d’une dignité particulière les expressions du corps et de la vie psychique et les valoriser comme les éléments et les signes spécifiques de l’amitié conjugale ».[138] Ce n’est pas pour rien qu’un amour sans plaisir ni passion n’est pas suffisant pour symboliser l’union du cœur humain avec Dieu : « Tous les mystiques ont affirmé que dans l’amour matrimonial plus que dans l’amitié, plus que dans le sentiment filial ou que dans le dévouement serviteur, l’amour surnaturel et l’amour céleste trouvent les symboles qu’ils cherchent. La raison en est précisément dans sa totalité ».[139] Pourquoi ne pas nous arrêter alors pour parler des sentiments et de la sexualité dans le mariage ?

Le monde des émotions

143. Désirs, sentiments, émotions, ce que les classiques appellent les ‘‘passions’’, ont une place importante dans le mariage. Ils se produisent quand ‘‘l’autre’’ se rend présent et se manifeste  dans notre vie. C’est le propre de tout être vivant que de tendre vers autre chose, et cette tendance a toujours des signes affectifs de base : le plaisir ou la douleur, la joie ou la peine, la tendresse ou la crainte. Ils sont le présupposé de l’activité psychologique la plus élémentaire. L’être humain est un être vivant de cette terre, et tout ce qu’il fait et cherche est chargé de passions.

144. Jésus, en tant que vrai homme, vivait les choses avec une charge émotive. C’est pourquoi le rejet de Jérusalem lui faisait mal (cf. Mt 23, 37), et cette situation lui arrachait des larmes (cf. Lc 19, 41). Il compatissait aussi à la souffrance des personnes (cf. Mc6, 34). En voyant pleurer les autres, il était ému et troublé (cf. Jn 11, 33), et lui-même a pleuré la mort d’un ami (cf. Jn 11, 35). Ces manifestations de sa sensibilité montraient jusqu’à quel point son cœur humain était ouvert aux autres.

145. Expérimenter une émotion n’est pas une chose moralement bonne ou mauvaise en soi.[140] Commencer à sentir le désir ou le rejet n’est pas peccamineux ni reprochable. C’est l’acte que l’on fait, motivé ou accompagné par une passion, qui est bon ou mauvais. Mais si les sentiments sont cultivés, entretenus, et qu’à cause d’eux nous commettons de mauvaises actions, le mal se trouve dans la décision de les alimenter et dans les actes mauvais qui s’en suivent. Dans la même ligne, le fait que quelqu’un me plaise n’est pas forcément positif. Si avec ce plaisir je cherche à ce que cette personne devienne mon esclave, le sentiment sera au service de mon égoïsme. Croire que nous sommes bons seulement parce que  ‘‘nous sentons des choses’’ est une terrible erreur. Il y a des personnes qui se sentent capables d’un grand amour seulement parce qu’elles ont un grand besoin d’affection, mais elles ne savent pas lutter pour le bonheur des autres et vivent enfermées dans leurs propres désirs. Dans ce cas, les sentiments distraient des grandes valeurs et cachent un égocentrisme qui ne permet pas d’avoir une vie de famille saine et heureuse.

146. D’autre part, si une passion accompagne l’acte libre, elle peut manifester la profondeur de ce choix. L’amour matrimonial conduit à ce que toute la vie émotionnelle devienne un bien pour la famille et soit au service de la vie commune. Une famille arrive à maturité quand la vie émotionnelle de ses membres se transforme en une sensibilité qui ne domine ni n’obscurcit les grandes options et les valeurs, mais plutôt qui respecte la liberté de chacun,[141] jaillit d’elle, l’enrichit, l’embellit et la rend plus harmonieuse pour le bien de tous.

Dieu aime l’épanouissement de ses enfants

147. Cela exige un parcours pédagogique, un processus qui inclut des renoncements. C’est une conviction de l’Église qui a été souvent combattue, comme si elle était opposée au bonheur de l’homme. Benoît XVI recueillait ce questionnement avec grande clarté : « l’Église, avec ses commandements et ses interdits, ne nous rend-elle pas amère la plus belle chose de la vie ? N’élève-t-elle pas des panneaux d’interdiction justement là où la joie prévue pour nous par le Créateur nous offre un bonheur qui nous fait goûter par avance quelque chose du Divin ? ».[142] Mais il répond que même si les exagérations ou les ascétismes déviés dans le christianisme n’ont pas manqué, l’enseignement officiel de l’Église, fidèle aux Écritures, n’a pas refusé « l’éros comme tel, mais il a déclaré la guerre à sa déformation destructrice, puisque la fausse divinisation de l’éros […] le prive de sa dignité, le déshumanise ».[143]

148. L’éducation de l’émotivité et de l’instinct est nécessaire, et pour cela, il est parfois indispensable de se fixer des limites. L’excès, le manque de contrôle, l’obsession pour un seul type de plaisirs finissent par affaiblir et affecter le plaisir lui-même,[144] et portent préjudice à la vie de famille. En vérité, on peut réaliser un beau parcours avec les passions, ce qui signifie les orienter toujours davantage dans un projet de don de soi et d’épanouissement personnel intégral qui enrichisse les relations entre les membres de la famille. Cela n’implique pas de renoncer à des moments de bonheur intense,[145] mais de les assumer comme entrelacés avec d’autres moments de don généreux, d’attente patiente, de fatigue inévitable, d’effort pour un idéal. La vie en famille est tout cela et mérite d’être vécue entièrement.

149. Certains courants spirituels insistent sur l’élimination du désir pour se libérer de la douleur. Mais nous croyons que Dieu aime l’épanouissement de l’être humain, qu’il a tout créé « afin que nous en jouissions » (1Tm 6, 17). Laissons jaillir la joie face à sa tendresse quand il nous propose : « Mon fils, traite-toi bien […]. Ne te refuse pas le bonheur présent » (Si 14, 11.14). De la même manière, un couple répond à la volonté de Dieu en suivant cette invitation biblique : « Au jour du bonheur, sois heureux » (Qo 7, 14). Le problème, c’est d’être assez libre pour accepter que le plaisir trouve d’autres formes d’expression dans les différents moments de la vie, selon les besoins de l’amour mutuel. Dans ce sens, on peut accueillir la proposition de certains maîtres orientaux qui insistent sur l’élargissement de la conscience, pour ne pas nous trouver piégés dans une expérience très limitée qui nous ferme les perspectives. Cet élargissement de la conscience n’est pas la négation ni la destruction du désir mais sa dilatation et son perfectionnement.

La dimension érotique de l’amour

150. Tout cela nous conduit à parler de la vie sexuelle du couple. Dieu lui-même a créé la sexualité qui est un don merveilleux fait à ses créatures. Lorsqu’on l’entretient et qu’on évite sa déviance, c’est pour empêcher que ne se produise l’« appauvrissement d’une valeur authentique »[146]. Saint Jean-Paul II a rejeté l’idée que l’enseignement de l’Église conduit à « une négation de la valeur du sexe humain », ou que simplement il le tolère en raison des « exigences d’une nécessaire procréation ».[147] Le besoin sexuel des époux n’est pas objet de mépris, « il ne s’agit, en aucune manière, de mettre en question ce besoin ».[148]

151. À ceux qui craignent que dans l’éducation des passions et de la sexualité on ne nuise à la spontanéité de l’amour sexuel, saint Jean-Paul II répondait que l’être humain « est appelé à la pleine et mûre spontanéité des rapports », qui « est le fruit graduel du discernement des impulsions du propre cœur ».[149] C’est une chose qui se conquiert, puisque tout être humain « avec persévérance et cohérence apprend quelle est la signification du corps ».[150] La sexualité n’est pas un moyen de satisfaction ni de divertissement, puisqu’elle est un langage interpersonnel où l’autre est pris au sérieux, avec sa valeur sacrée et inviolable. Ainsi, « le cœur humain participe, pour ainsi dire, d’une autre spontanéité ».[151] Dans ce contexte, l’érotisme apparaît comme une manifestation spécifiquement humaine de la sexualité. On peut y trouver « la signification conjugale du corps et l’authentique dignité du don ».[152] Dans ses catéchèses sur la théologie du corps humain, saint Jean-Paul II enseigne que la corporalité sexuée « est non seulement une source de fécondité et de procréation » mais qu’elle comprend « la capacité d’exprimer l’amour : cet amour dans lequel précisément l’homme-personne devient don ».[153] L’érotisme le plus sain, même s’il est lié à une recherche du plaisir, suppose l’émerveillement, et pour cette raison  il peut humaniser les pulsions.

152. Par conséquent, nous ne pouvons considérer en aucune façon la dimension érotique de l’amour comme un mal permis ou comme un poids à tolérer pour le bien de la famille, mais comme un don de Dieu qui embellit la rencontre des époux. Étant une passion sublimée par un amour qui admire la dignité de l’autre, elle conduit à être « une pleine et authentique affirmation de l’amour » qui nous montre de quelle merveille est capable le cœur humain, et ainsi pour un moment, « on sent que l’existence humaine a été un succès ».[154]

Violence et manipulation

153. Dans le contexte de cette vision positive de la sexualité, il est opportun d’aborder le thème dans son intégralité et avec un sain réalisme. En effet, nous ne pouvons pas ignorer que, souvent, la sexualité est dépersonnalisée et qu’elle est également affectée par de nombreuses pathologies, de sorte qu’« elle devient toujours davantage occasion et instrument d’affirmation du moi et de satisfaction égoïste des désirs et des instincts ».[155] A notre époque, on sent le risque que la sexualité aussi soit affectée par l’esprit vénéneux du « utilise et jette ». Le corps de l’autre est fréquemment manipulé comme une chose que l’on garde tant qu’il offre de la satisfaction, et il est déprécié quand il perd son attrait. Peut-on ignorer ou dissimuler les formes permanentes  de domination, d’hégémonie, d’abus, de perversion et de violence sexuelle, qui sont le résultat d’une déviation du sens de la sexualité et qui enterrent la dignité des autres ainsi que l’appel à l’amour sous une obscure recherche de soi-même ?

154. Il n’est pas superflu de rappeler que même dans le mariage la sexualité peut devenir une source de souffrance et de manipulation. C’est pourquoi nous devons réaffirmer avec clarté que l’« acte conjugal imposé au conjoint sans égard à ses conditions et à ses légitimes désirs n’est pas un véritable acte d’amour et contredit par conséquent une exigence du bon ordre moral dans les rapports entre époux ».[156] Les actes propres à l’union sexuelle des conjoints répondent à la nature de la sexualité voulue par Dieu s’ils sont vécus « d’une manière vraiment humaine ».[157] C’est pourquoi saint Paul exhortait : « Que personne en cette matière ne supplante ou ne dupe son frère » (1Th 4, 6). Même s’il écrivait  à une époque où dominait  une culture patriarcale, où la femme était considérée comme un être complètement subordonné à l’homme, il a cependant enseigné que la sexualité doit être objet de conversation entre les conjoints ; il a considéré la possibilité de reporter momentanément les relations sexuelles, mais « d’un commun accord » (1Co 7, 5).

155. Saint Jean-Paul II a fait une remarque très subtile quand il a dit que l’homme et la femme sont « menacés par l’insatiabilité ».[158] C’est-à-dire qu’ils sont appelés à une union toujours plus intense, mais le risque est de vouloir supprimer les différences et cette distance inévitable qu’il y a entre les deux. Car chacun a une dignité propre et inaliénable. Quand la merveilleuse appartenance réciproque devient une domination, « change essentiellement la structure de la communion dans les relations entre personnes ».[159] Dans la logique de domination, le dominateur finit aussi par nier sa propre dignité[160] et en définitive cesse de « s’identifier subjectivement avec son propre corps »,[161] puisqu’il lui ôte tout sens. Il vit le sexe comme une évasion de lui-même et comme renonciation à la beauté de l’union.

156. Il est important d’être clair sur le rejet de toute forme de soumission sexuelle. Pour cela il faut éviter toute interprétation inappropriée du texte de la Lettre aux Éphésiens où il est demandé que « les femmes soient soumises à leurs maris » (Ep 5, 22). Saint Paul s’exprime en catégories culturelles propres à cette époque ; toutefois nous autres, nous ne devons pas prendre à notre compte ce revêtement culturel, mais le message révélé qui subsiste dans l’ensemble de la péricope. Reprenons la judicieuse explication de saint Jean-Paul II : « L’amour exclut toute espèce de soumission, qui ferait de la femme la servante ou l’esclave du mari […]. La communauté ou unité qu’ils doivent constituer en raison de leur mariage se réalise dans une donation réciproque qui est aussi une soumission réciproque ».[162] C’est pourquoi on dit aussi que « les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps » (Ep 5, 28). En réalité, le texte biblique invite à dépasser l’individualisme commode pour vivre en se référant aux autres : « Soyez soumis les uns aux autres » (Ep 5, 21). Dans le mariage cette ‘‘soumission’’ réciproque acquiert un sens spécial et se comprend comme une appartenance réciproque librement choisie, avec un ensemble de caractéristiques de fidélité, de respect et d’attention. La sexualité est au service de cette amitié conjugale de manière inséparable, parce qu’elle est orientée à faire en sorte que l’autre vive en plénitude.

157. Cependant, le rejet des déviations de la sexualité et de l’érotisme ne devrait jamais nous conduire à les déprécier ni à les négliger. L’idéal du couple ne peut pas se définir seulement comme une donation généreuse et sacrifiée, où chacun renonce à tout besoin personnel et se préoccupe seulement de faire du bien à l’autre sans aucune satisfaction. Rappelons qu’un véritable amour sait aussi recevoir de l’autre, qu’il est capable de s’accepter comme vulnérable et ayant des besoins, qu’il ne renonce pas à accueillir avec sincérité et joyeuse gratitude les expressions corporelles de l’amour à travers la caresse, l’étreinte, le baiser et l’union sexuelle. Benoît XVI a été clair à ce sujet : « Si l’homme aspire à être seulement esprit et qu’il veuille refuser la chair comme étant un héritage simplement animal, alors l’esprit et le corps perdent leur dignité ».[163] Pour cette raison, « l’homme ne peut pas non plus vivre exclusivement dans l’amour oblatif, descendant. Il ne peut pas toujours seulement donner, il doit aussi recevoir. Celui qui veut donner de l’amour doit lui aussi le recevoir comme un don ».[164] Cela suppose, de toute manière, de rappeler que l’équilibre humain est fragile, qu’il y a toujours quelque chose qui résiste à être humanisé et qui peut déraper de nouveau à n’importe quel moment, retrouvant ses tendances les plus primitives et égoïstes.

Mariage et virginité

158. « De nombreuses personnes qui vivent sans se marier se consacrent non seulement à leur famille d’origine, mais elles rendent aussi souvent de grands services dans leur cercle d’amis, leur communauté ecclésiale et leur vie professionnelle […]. Par ailleurs, beaucoup mettent leurs talents au service de la communauté chrétienne sous le signe de la charité et du bénévolat. Il existe aussi des personnes qui ne se marient pas parce qu’elles consacrent leur vie à l’amour du Christ et de leurs frères. Leur engagement est une source d’enrichissement pour la famille, que ce soit dans l’Église ou dans la société ».[165]

159. La virginité est une manière d’aimer. Comme signe, elle nous rappelle l’urgence du Royaume, l’urgence de se mettre au service de l’évangélisation sans réserve  (cf. 1Co 7, 32), et elle est un reflet de la plénitude du ciel où « on ne prend ni femme ni mari » (Mt22, 30). Saint Paul la recommandait parce qu’il espérait un rapide retour de Jésus-Christ, et il voulait que tous se consacrent seulement à l’évangélisation : « le temps se fait court » (1Co 7, 29). Cependant, il faisait comprendre clairement que c’était une opinion personnelle ou son propre souhait (cf. 1Co 7, 25) et non pas une requête du Christ : « Je n’ai pas d’ordre du Seigneur » (1Co 7, 25). En même temps, il reconnaissait la valeur des différents appels : « Chacun reçoit de Dieu son don particulier, celui-ci d’une manière, celui-là de l’autre » (1Co 7, 7). Dans ce sens, saint Jean-Paul II a dit que les textes bibliques « n’offrent aucune base permettant de soutenir soit l’“infériorité” du mariage, soit la “supériorité” de la virginité ou du célibat »[166] en raison de l’abstinence sexuelle. Au lieu de parler de la supériorité de la virginité sous tous ses aspects, il serait plutôt opportun de montrer que les différents états de vie se complètent, de telle manière que l’un peut être plus parfait en un sens, et que l’autre peut l’être d’un autre point de vue. Alexandre de Hales, par exemple, affirmait que dans un sens le mariage peut être considéré comme supérieur aux autres sacrements : en effet, il symbolise quelque chose de très grand comme « l’union du Christ avec l’Église ou l’union de la nature divine avec la nature humaine ».[167]

160. Par conséquent, il ne s’agit pas d’« une dévaluation du mariage au bénéfice de la continence »[168] et il « n’y a aucune base pour une opposition supposée […]. Si d’après une certaine tradition théologique, on parle de l’état de perfection (status perfectionis), on ne le fait pas en raison de la continence elle-même, mais à cause de l’ensemble de la vie fondée sur les conseils évangéliques ».[169] Mais une personne mariée peut vivre la charité à un degré très élevé. Par conséquent, elle « atteint cette perfection qui jaillit de la charité, moyennant la fidélité à l’esprit de ces conseils. Cette perfection est accessible et possible à tout homme ».[170]

161. La virginité a la valeur symbolique de l’amour qui n’a pas besoin de posséder l’autre, et elle reflète ainsi la liberté du Royaume des cieux. C’est une invitation aux époux à vivre leur amour conjugal dans la perspective de l’amour définitif du Christ, comme un parcours commun vers la plénitude du Royaume. En retour, l’amour des époux a d’autres valeurs symboliques : d’une part, il est un reflet particulier de la Trinité. En effet, la Trinité est pleine unité, dans laquelle existe cependant la distinction. De plus, la famille est un signe christologique, parce qu’elle manifeste la proximité de Dieu qui partage la vie de l’être humain en s’unissant à lui dans l’Incarnation, la Croix, et la Résurrection : chaque conjoint devient ‘‘une seule chair”  avec l’autre et s’offre lui-même pour tout partager avec lui jusqu’à la fin. Alors que la virginité est un signe ‘‘eschatologique” du Christ ressuscité, le mariage est un signe ‘‘historique” pour ceux qui cheminent ici-bas, un signe du Christ terrestre qui accepte de s’unir à nous et s’est donné jusqu’à verser son sang. La virginité et le mariage sont, et doivent être, des manières différentes d’aimer, parce que « l’homme ne peut vivre sans amour. Il demeure pour lui-même un être incompréhensible, sa vie est privée de sens s’il ne reçoit pas la révélation de l’amour ».[171]

162. Le célibat court le risque d’être une solitude confortable, qui donne la liberté de se mouvoir avec autonomie, pour changer de lieux, de tâches et de choix, pour disposer de son argent personnel, pour fréquenter des personnes variées selon l’attrait du moment. Dans ce cas, le témoignage des personnes mariées resplendit. Ceux qui ont été appelés à la virginité peuvent trouver dans certains couples un signe clair de la généreuse et inébranlable fidélité de Dieu à son Alliance, qui invite les cœurs à une disponibilité plus concrète et oblative. Car il y a des personnes mariées qui restent fidèles quand leur conjoint est devenu physiquement désagréable ou quand il ne répond plus à leurs besoins, bien que de nombreuses offres poussent à l’infidélité ou à l’abandon. Une femme peut prendre soin de son époux malade, et là, près de la croix, continuer à dire le ”oui” de son amour jusqu’à la mort. Dans cet amour se manifeste de manière éblouissante la dignité de celui qui aime, puisque la charité consiste justement à aimer plus qu’à être aimé.[172] Nous pouvons aussi trouver en de nombreuses familles une capacité de service, tendre et oblatif, envers des enfants difficiles et même ingrats. Cela fait de ces parents un signe de l’amour libre et désintéressé de Jésus. Tout cela devient une invitation aux personnes célibataires pour qu’elles vivent leur offrande pour le Royaume avec une plus grande générosité et disponibilité. Aujourd’hui la sécularisation a brouillé la valeur d’une union pour toute la vie et a affaibli la richesse de l’offrande matrimoniale ; c’est pourquoi « il convient d’approfondir les aspects positifs de l’amour conjugal ».[173]

La transformation de l’amour

163. La prolongation de la vie conduit à quelque chose qui n’était pas fréquent à d’autres époques : la relation intime et l’appartenance réciproque doivent se conserver durant quatre, cinq ou six décennies, et cela se convertit en une nécessité de se choisir réciproquement sans cesse. Peut-être le conjoint n’est-il plus passionné par un désir sexuel intense qui le pousse vers l’autre personne, mais il sent le plaisir de l’appartenance mutuelle, de savoir qu’il n’est pas seul, qu’il a un ‘‘complice” qui connaît tout de sa vie et de son histoire et qui partage tout. C’est le compagnon sur le chemin de la vie avec lequel on peut affronter les difficultés et profiter des belles choses. Cela produit aussi une satisfaction qui accompagne la tendresse propre à l’amour conjugal. Nous ne pouvons pas nous promettre d’avoir les mêmes sentiments durant toute la vie. En revanche, oui, nous pouvons avoir un projet commun stable, nous engager à nous aimer et à vivre unis jusqu’à ce que la mort nous sépare, et à vivre toujours une riche intimité. L’amour que nous nous promettons dépasse toute émotion, tout sentiment et tout état d’âme, bien qu’il puisse les inclure. C’est une affection plus profonde, avec la décision du cœur qui engage toute l’existence. Ainsi, dans un conflit non résolu, et bien que beaucoup de sentiments confus s’entremêlent dans le cœur, la décision d’aimer est maintenue vivante chaque jour, de s’appartenir, de partager la vie entière et de continuer à aimer et à pardonner. Chacun des deux fait un chemin de croissance et de transformation personnelle. Sur ce chemin, l’amour célèbre chaque pas et chaque nouvelle étape.

164. Dans l’histoire d’un mariage, l’apparence physique change, mais ce n’est pas une raison pour que l’attraction amoureuse s’affaiblisse. On tombe amoureux d’une personne complète avec son identité propre, non pas seulement d’un corps, bien que ce corps, au-delà de l’usure du temps, ne cesse jamais d’exprimer de quelque manière cette identité personnelle qui a séduit le cœur. Quand les autres ne peuvent plus reconnaître la beauté de cette identité, le conjoint amoureux demeure capable de la percevoir par l’instinct de l’amour, et l’affection ne disparaît pas. Il réaffirme sa décision d’appartenir à cette personne, la choisit de nouveau, et il exprime ce choix dans une proximité fidèle et pleine de tendresse. La noblesse de son choix porté sur elle, parce qu’elle est intense et profonde, éveille une nouvelle forme d’émotion dans l’accomplissement de sa mission conjugale. En effet, « l’émotion provoquée par un autre être humain comme personne […] ne tend pas d’elle-même à l’acte conjugal ».[174] Elle acquiert d’autres expressions sensibles, parce que l’amour « est une réalité unique, mais avec des dimensions différentes; tour à tour, l’une ou l’autre dimension peut émerger de façon plus importante ».[175] Le lien trouve de nouvelles modalités et exige la décision de le remodeler continuellement. Mais pas seulement pour le conserver, mais pour le développer. C’est le chemin pour se construire jour après jour. Mais rien de cela n’est possible si l’on n’invoque pas l’Esprit Saint, si l’on ne crie pas chaque jour pour demander sa grâce, si l’on ne cherche pas sa force surnaturelle, si l’on ne le lui demande pas en désirant qu’il répande son feu sur notre amour pour le consolider, l’orienter et le transformer dans chaque nouvelle situation.


[104] Catéchisme de l’Église Catholique, n. 1641.

[105] Cf. Benoît XVI, Lettre enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), n. 2 : AAS 98 (2006), p. 218.

[106] Exercices Spirituels, La contemplation pour obtenir l’amour (230).

[107] Octavio Paz, La llama doble, Barcelone 1993, p. 35.

[108] Thomas d’Aquin, Somme Théologique II-II, q. 114, art. 2, ad 1.

[109] Catéchèse (13 mai 2015) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française (14 mai 2015), p. 2.

[110] Thomas d’Aquin, Somme Théologique II-II, q. 27, art. 1, ad 2.

[111] Ibid., art. 1.

[112] Catéchèse (13 mai 2015) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française (14 mai 2015), p. 2

[113] Jean-Paul II, Exhort. apost. Familiaris consortio (22 novembre 1981), n. 21 : AAS 74 (1982), p. 106.

[114] Sermon à l’église baptiste de l’Avenue Dexter, à Montgomery (Alabama), 17 novembre 1957.

[115] Saint Thomas d’Aquin conçoit l’amour comme « vis unitiva »  (Somme Théologique I, 20, art. 1, ad 3), en reprenant une expression de Diogène Ps.-Aeropagite (De divinibus nominibus, IV, PG 3, p. 709).

[116] Thomas d’Aquin, Somme Théologique II-II, q. 27, art. 2.

[117] Lettre enc. Casti connubii (31 décembre 1930) : AAS 22 (1930), pp. 547-548.

[118] Jean-Paul II, Exhort. Familiaris consortio (22 novembre 1981), n. 13 : AAS 74 (1982), p. 94.

[119] Catéchèse (2 avril 2014) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française (3 avril 2014), p. 2.

[120] Ibid.

[121] Jean-Paul II, Exhort. apost. Familiaris consortio (22 novembre 1981), n. 9 : AAS 74 (1982), p. 90.

[122] Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, III, 123 ; cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, 8, 12 (éd. Bywater, Oxford 1984, p. 174).

[123] Lettre enc. Lumen fidei (29 juin 2013), n. 52 : AAS 105 (2013), p. 590.

[124] De Sacramento matrimonii, I, 2, dans Id. Disputatines, III, 5, 3 (éd. Giuliano, Naples 1858, p. 778).

[125] Conc. Œcum. Vat.II, Const. past. Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps, n. 50.

[126] Ibid., n. 49.

[127] Cf. Somme Théologique I-II, q. 31, art. 3, ad. 3.

[128]Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps, n. 48.

[129] Thomas d’Aquin, Somme Théologique I-II, q. 26, art. 3.

[130] Ibid., q. 110, art. 1.

[131] Confessions, VIII, III, 7 : PL 32, 752.

[132] Discours aux familles du monde à l’occasion de leur pèlerinage à Rome en l’Année de la Foi (26 octobre 2013) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 31 octobre 2013, p. 8.

[133] Angélus (29 décembre 2013) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 2 janvier 2014, p. 5.

[134] Discours aux familles du monde à l’occasion de leur pèlerinage à Rome en l’Année de la Foi (26 octobre 2013) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 31 octobre 2013, p. 8.

[135] Somme Théologique II-II, q. 24, art. 7.

[136] Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps, n. 48.

[137] Conférence Épiscopale du Chili, La vida y la familia : regalos de Dios para cada uno de nosotros, (21 juillet 2014).

[138] Const. past. Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps, n. 49.

[139] A. Sertillanges, L’amour chrétien, Paris 1920, p. 174.

[140] Cf. Thomas d’Aquin, Somme Théologique I-II, q. 24, art. 1.

[141] Cf. Ibid., q. 59, art. 5.

[142] Lettre enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), n. 3 : AAS 98 (2006), pp. 219-220.

[143] Ibid., n. 4 : AAS 98 (2006), p. 220.

[144] Cf. Thomas d’Aquin, Somme Théologique I-II, q. 32, art. 7.

[145] Cf. Ibid., II-II, q. 153, art. 2, ad. 2 : « Abundantia delectationis quae est in actu venereo secundum rationem ordinato, non contrariatur medio virtutis ».

[146] Jean-Paul II, Catéchèse (22 octobre 1980), n. 5 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 28 octobre 1980, p. 20.

[147] Ibid., n. 3.

[148] Id., Catéchèse (24 septembre 1980), n. 4 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 30 septembre 1980, p. 12.

[149] Catéchèse (12 novembre 1980), n. 2 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 18 novembre 1980, p. 12.

[150] Ibid., n. 4.

[151] Ibid., n. 5.

[152] Ibid., n. 1.

[153] Catéchèse (16 janvier 1980), n. 1 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française (22 janvier 1980), p. 12.

[154] Joseph Pieper, Über die Liebe, München 2014, pp. 174.

[155] Jean-Paul II, Lettre enc. Evangelium vitae (25 mars 1995), n. 23 : AAS 87 (1995), p. 427.

[156] Paul VI, Lettre enc. Humanae vitae (25 juillet 1968), n. 13 : AAS 60 (1968), p. 489.

[157]Conc. Œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps, n. 49.

[158] Catéchèse (18 juin 1980), n. 5 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 24 juin 1980, p. 12.

[159] Ibid., n. 6.

[160] Cf. Catéchèse (30 juillet 1980), n. 1 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 5 août 1980, p. 12.

[161] Catéchèse (8 avril 1981), n. 3 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 14 avril 1981, p. 12.

[162] Catéchèse (11 août 1982), n. 4 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 17 août 1982, p. 8.

[163] Lettre enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), n. 5 : AAS 98 (2006), p. 221.

[164] Ibid., n. 7.

[165] Relatio finalis 2015,  n. 22

[166] Catéchèse (14 avril 1982), n. 1 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 20 avril 1980, p. 16.

[167] Glossa in quatuor libros sententiarum Petri Lombardi, IV, XXVI, 2 (Quaracchi 1957, p. 446).

[168] Jean-Paul II, Catéchèse (7 avril 1982), n. 2 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 13 avril 1980, p. 12.

[169] Id., Catéchèse (14 avril 1982), n. 3 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 20 avril 1980, p. 16.

[170] Ibid.

[171] Id., Lettre enc. Redemptor hominis (4 mars 1979), n. 10 : AAS 71 (1979), p. 274.

[172] Cf. Thomas d’Aquin, Somme Théologique II-II, q. 27, art. 1.

[173] Conseil Pontifical pour la Famille, Famille, mariage et ‘‘unions de fait’’ (26 juillet 2000), n. 40.

[174] Jean-Paul II, Catéchèse (31 octobre 1984), n. 6 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 6 novembre 1984, p. 12.

[175] Benoît XVI, Lettre enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), n. 8 : AAS 98 (2006), p. 224.